> Accueil > Aide
|
par Marc-André Cotton
Résumé : Le « consensus helvétique » est la conséquence politique de sévères exigences éducatives infligées à la conscience spontanée de l’enfant. Les souffrances relationnelles qui en découlent sont à l’origine d’un mal-être social récurrent. Dans la vie politique du pays, ce dernier se traduit notamment par la recrudescence d’un courant nationaliste et xénophobe.
Des souffrances relationnelles spécifiquesCette dévotion quasi religieuse au culte du compromis est une structure de refoulement de la souffrance qui trouve ses racines dans l’histoire des familles suisses. En tant que mode de gestion de vies intérieures douloureuses, elle témoigne précisément du manque d’adéquation qui prévaut dans les relations interpersonnelles avec des répercussions sociales considérables. D’après une étude réalisée en 2003 par l’Office fédéral de la statistique par exemple, 44 % de la population active « admet ressentir une forte tension au travail » débouchant sur des troubles de santé importants. Une autre enquête révèle que les Suisses ont les taux de stress professionnel les plus élevés d’Europe et des spécialistes attribuent également au stress « une augmentation croissante de la perte de désirs sexuels chez les Suisses ». Afin d’éviter que le stress professionnel ne perturbe trop la vie familiale, le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) a produit un petit guide destiné aux salariés qui préconise notamment d’éviter de penser au travail une fois rentré chez soi, de « visualiser un panneau de signalisation “stop” » ou de « se concentrer sur sa respiration » pour arrêter les préoccupations indésirables. (2) Mais ces conseils ne peuvent résoudre le mal-être des Suisses car le contexte professionnel est révélateur des modes relationnels perpétués dans le tissu social, notamment celui que subissent les enfants soumis aux exigences éducatives des parents et des éducateurs. Ce qu’on appelle le « stress » est d’abord une réaction aux comportements manifestés par les adultes face à l’expression spontanée de l’enfant. La remise en scène de telles interactions dans la vie professionnelle engendre des symptômes comme l’anxiété, une perte d’estime de soi ou encore des sentiments d’impuissance. Rendu incapable de se positionner face à ses éducateurs et de se libérer de leur emprise, l’adulte « stressé » devient son propre bourreau et celui des autres. Somatisations, dépressions et burn-out sont des manifestations de cette impasse relationnelle. La Suisse est également l’un des pays qui présente les taux de suicides les plus élevés au monde. Selon un rapport commandé par l’Office fédéral de la Santé publique (OFSP) suite à l’interpellation d’un député, le taux moyen de suicides en Suisse était de 19,1 pour cent mille en 2000, la moyenne mondiale se situant à 14,5 et celle des États-Unis à 10,6 la même année (3). Relevant que le nombre de suicides est plus élevé que l’ensemble des décès causés en Suisse par les accidents de la route, le sida et les drogues, l’OFSP affirme : « Suicides et tentatives de suicide ne sont pas des problèmes limités au seul individu, mais un thème relevant de la santé publique, et leur prévention représente un enjeu pour la société toute entière. » (4) Le rapport souligne que le vécu de l’intéressé et la fragilité psychique jouent un rôle essentiel. Ainsi, dans 90 % des cas, les personnes qui commettent un suicide souffrent-elles d’une dépression, d’une maladie psychique diagnostiquée ou d’une toxicodépendance, ce qui laisse entendre que la détresse émotionnelle est particulièrement prononcée dans ce pays. Il est donc nécessaire de réaliser que ces souffrances endémiques ont une origine commune : la compulsion des adultes à éduquer l’enfant dans le but qu’il s’intègre au projet collectif, perpétuant ainsi le déni de sa nature sensible et consciente.
Projet parental Pour poser les caractéristiques de l’éducation suisse, j’ai dû accueillir les conséquences directes de celle que j’avais moi-même subie. Par un travail psychothérapeutique de plusieurs années et dans mes relations avec de nombreux jeunes du fait de ma profession d’enseignant, j’ai peu à peu reconnu la profondeur de mes souffrances d’enfant et réalisé mon attachement à l’image d’une éducation « réussie ». Aux yeux de mes parents, je n’étais pas un être conscient mais un élément du projet au travers duquel ils envisageaient leur vie commune. Il n’y avait pas d’espace pour mes élans d’enfant, puisque ces derniers représentaient une menace pour le projet qu’ils avaient conçu : on ne pleurait pas, on ne criait pas, on ne se mettait pas en colère. Je m’aperçus que l’attachement au conformisme qui caractérise la Suisse devait beaucoup au mépris infligé à la nature de l’enfant dès sa conception, par dévotion au projet collectif. Je réalisai par exemple que les vagissements de nourrisson que je revivais en séance de thérapie étaient l’expression de graves carences de maternage, dont ma mère était responsable en dépit des efforts qu’elle faisait pour dénier cette réalité : elle me refusa pratiquement tout contact physique, m’allaita à heures fixes et s’appliqua à éduquer mes fonctions naturelles précocement. De son côté, faute de pouvoir accueillir les souffrances qui remontaient en lui à la perspective d’être papa, mon père mit sa carrière professionnelle en concurrence avec les besoins relationnels de ses enfants, pressant son épouse à se détourner d’eux au profit d’un projet socialement valorisé, dont il était le centre. En Suisse, l’enfance est rythmée par des rituels de toutes sortes. Pour moi, ce furent les douches quotidiennes, les tâches ménagères pour se conditionner au travail, les prières avant le repas et au coucher, les messes du dimanche ou les fêtes de famille. L’isolement affectif et la stricte obéissance aux règles parentales étaient de rigueur. Mes parents m’ont frappé dès le berceau, m’ont infligé des douches froides et, bien qu’ils ne fassent pas usage du martinet ou de la ceinture, m’ont corrigé avec le « tape-tapis » (5). Comme mes parents l’exigeaient, je m’adaptai et refoulai la terreur de vivre dans une prison où tout était prévu, organisé, planifié. La découverte de la sexualité passa par la description du fonctionnement anatomique dépourvu des sentiments qu’ils associaient à la folie. En grandissant, cédant aux manipulations qui m’étaient imposées, j’appris à idéaliser le monde qui m’entourait et en particulier mes parents. Parce que ces derniers n’entendaient pas ma souffrance d’enfant, je finis par m’infliger moi-même les préceptes avec lesquels ils me réduisaient au silence: je peux être utile et avec fierté, il faut que j’aide maman, j’aimerais une récompense…
Le regard que les membres d’un groupe social posent sur les enfants, dès avant leur conception, détermine la manière dont ceux-ci seront considérés par la suite. Il est obscurci par des a priori résultant de la constante gestion que les adultes exercent sur leurs souffrances relationnelles refoulées. En effet, sans la reconnaissance des conditions relationnelles dans lesquelles ils ont eux-mêmes grandi, les parents « saisissent » l’enfant dans la mise en scène de schémas de comportement, héritage de leur entourage familial et social, perpétuant ainsi le déni qui les a fait souffrir. Nombre de spécialistes, relayés par les médias suisses destinés au grand public, insistent par exemple sur l’importance des « frustrations » dans l’action d’éduquer. Ces auteurs trouvent un auditoire captif auprès de la plupart des adultes parce que ces derniers ne veulent pas réaliser à quel point leur vie relationnelle a été dévastée par l’incapacité de leurs propres parents à reconnaître leur nature sensible et consciente, ce qui les aurait amenés à satisfaire pleinement leurs besoins. La compulsion à « frustrer » pareillement leurs enfants devient un moyen de refouler activement les conséquences de ce déni. Il y a quelques années, un journaliste genevois écrivait : « Les enfants à qui on ne dit jamais non finissent toujours par tyranniser leurs parents, à transformer leur mère en “mère-paillasson” sur laquelle on peut s’essuyer les pieds et déverser tout ce que l’on veut. Et plus on attend, plus c’est dur. » En l’occurrence, l’auteur ne discerne pas le refus de satisfaire les besoins essentiels de l’enfant, comme celui du sein maternel, du refus que ce dernier s’attache à un objet conçu pour compenser la frustration de ses besoins essentiels. Dans cet article consacré à la « démission des parents », il attribue indifféremment au manque de « frustration » dans l’éducation un nombre considérable de symptômes, manifestés à l’adolescence, qui révèlent justement les rapports traumatisants subis dans la toute petite enfance : « troubles alimentaires, dépressions et tentatives de suicide, pathologies de la dépendance, délinquance par défi, ou encore angoisses, sentiments de vide intérieur, d’infériorité et d’inhibition… » (6) Un tel état d’esprit dispense les adultes de toute question qui remette en cause la base relationnelle sur laquelle ils fondent leur rapport à l’enfant et l’attitude de leurs propres parents envers eux (fig. 1).
D’hier à aujourd’huiJusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’existence était très austère dans les vallées et les campagnes. L’esprit de clan dominait les communautés rurales et montagnardes. Comptant parfois dix ou douze naissances, les familles vivaient sous la coupe d’un patriarche irascible – souvent buveur et violent. Corvéables à merci, les enfants étaient vite mis au service de l’économie familiale et ceux que leur terre natale ne pouvait nourrir devaient partir en ville, travailler en usine. Particulièrement méprisées, les filles qui n’étaient pas promises au mariage y allaient « en place » dès l’âge de 15 ans, parfois plus jeunes, comme ouvrières ou domestiques. D’autres restaient célibataires pour servir leurs parents vieillissants, comme cette Valaisanne d’Évolène dont la mère affirmait : « On élève les garçons pour la vie, les filles pour nous servir. » (7) Qui dira la somme d’humiliations, de frustrations et de résignations – emmurées dans le silence des familles – que renferment ces destinées individuelles ? Elles font partie intégrante de l’héritage refoulé des lignées suisses et sont infligées à la descendance à travers des a priori dont les enfants ont toujours été les premières victimes. Les filles méprisées deviennent mères à leur tour et reprochent à leur progéniture de les « tyranniser » ou d’en faire des « mères-paillassons », sans remettre en cause la tyrannie parentale – bien réelle, celle-là – qui leur fut infligée. Pour des raisons similaires, les pères de ce pays revendiquent de « frustrer » les enfants dans l’espoir de ne pas ressentir l’immense souffrance d’avoir été privés de l’amour d’une mère accueillante et disponible. Les parents structurent leur discours autour de la nécessité de réprimer et de canaliser la vitalité de l’enfant pour refouler les remontées émotionnelles qu’ils vivent au contact de sa spontanéité. Médias et spécialistes ressassent alors les recettes d’antan : « Attention à ne pas en faire un enfant gâté. Il doit y avoir un minimum de frustrations dans l’éducation. » (8) Ces propos révèlent la violence des projections faites sur l’enfant, puisque ce sont précisément les adultes qui ont été « gâtés » par la frustration de leurs besoins essentiels. Un discours médiatiséDans un article de Construire, l’hebdomadaire gratuit des supermarchés Migros distribué en Suisse romande à plus de 500’000 exemplaires, le rédacteur de la rubrique « Les mômes » semble déplorer : « À chaque fois que vous entrez dans un magasin, c’est le cirque ! Votre gosse réclame sa part de bonbons et de gadgets. En cas de refus, il se met en pétard et vous fait passer pour une mère ou un père indigne aux yeux des quidams qui assistent à la scène. Intolérable ! » (9) Plutôt que d’inviter les parents à s’interroger sérieusement sur leurs habitudes de consommation, sur le rapport névrotique qu’ils vivent à l’égard de leurs propres frustrations et sur le reflet que manifeste le comportement de l’enfant qu’ils ont emmené au magasin, l’auteur préfère qualifier celui-ci de « braillard » et le soupçonner d’exercer un « chantage ». Fidèle à l’éducation qui lui fut infligée, il s’en tient à un seul mot d’ordre : « résistance ! ». Suit alors une série de « conseils » qui montrent bien comment les adultes s’y prennent pour manipuler les enfants tout en leur attribuant l’intention manipulatoire afin de préserver l’image qu’ils ont construite d’eux-mêmes et de leurs parents. Il s’agit d’abord de justifier la projection selon laquelle l’enfant est habité par un désir frénétique de tout posséder : « Essayez de lui faire comprendre simplement qu’il ne peut pas posséder tout ce qu’il voit. » Ce discours semble raisonnable, mais il cache un profond déni de la conscience spontanée de l’enfant et une violence parentale qui ne manquera pas d’éclater si le bambin n’obtempère pas. Suit alors ce commandement, beaucoup plus explicite : « À la moindre doléance de votre petit diable, remettez calmement les points sur les i et, s’il s’empare d’un jouet, exigez de lui qu’il le remette immédiatement en place.» L’auteur réaffirme ici le rôle répressif attendu des parents et a lui-même recours à la fermeté de l’impératif pour interdire toute remise en cause. Citant alors un spécialiste, il légitime finalement l’intransigeance parentale par une dérobade : « La diplomatie n’est-elle pas une spécialité helvétique ? »
Réforme « hygiéniste »Cette compulsion collective à frustrer et à éduquer découle notamment des efforts déployés par les élites dirigeantes, dès le XIXe siècle, pour conditionner la population aux nécessités de l’industrialisation du pays. À cette époque, les ravages de la tuberculose et de l’alcoolisme, l’insalubrité des logements ou encore la mortalité infantile étaient révélateurs d’une misère plus profonde découlant de dénis répétés infligés à la conscience des êtres. Effrayées par la perspective de connecter ces symptômes à leur cause primordiale et de s’ouvrir alors à la résolution de cette problématique humaine, les autorités s’engagèrent dans la promotion de l’hygiène publique et la moralisation des classes laborieuses. Elles confirmaient ainsi les projections de « saleté » qu’elles faisaient sur le peuple, là où il aurait suffi de réunir des conditions sécurisantes permettant aux nouvelles mères de satisfaire pleinement leurs nouveau-nés et jeunes enfants. Sous l’impulsion de cette « réforme hygiéniste », la vie domestique fut profondément bouleversée. Au nom de la santé physique et morale, le propre et le sale définirent désormais les frontières de l’admis et de l’exclu, du pur et de l’impur, au détriment de la réalisation de chacun. Déconnectés des causes des souffrances populaires, les pouvoirs publics résolurent d’enrôler la classe laborieuse – et particulièrement les femmes – dans l’œuvre de « relèvement social » et de développement économique que souhaitait une élite intellectuelle aisée et influente. De cette époque date la création des Sociétés d’utilité publique qui firent de la vulgarisation de l’hygiène domestique une priorité nationale (10). Dans les écoles ménagères (fig. 2), les futures mères furent instruites de la nouvelle « science du gouvernement intérieur », comprenant les pratiques jugées indispensables à la maîtresse de maison et les gestes stéréotypés à prodiguer dans l’éducation des bébés, un enseignement qui devait leur inculquer « l’amour des devoirs domestiques, ainsi que l’habitude du dévouement éclairé » (11). Longtemps humiliées, les femmes trouvèrent dans ces rituels d’entretien une compensation à la souffrance de n’être toujours pas reconnues, écoutées et aimées. Elles prirent alors leurs enfants comme objet de cette compulsion à la propreté.
Maternage et projections Dès les années 1920, les pratiques de l’obstétrique et de la puériculture furent orientées vers une séparation stricte et traumatisante de la mère et de l’enfant dès la naissance, justifiée comme une mesure d’hygiène sociale et d’éducation. Dans un livre très populaire entre-deux-guerres, la doctoresse allemande Johanna Haarer préconisait par exemple de placer celui-ci dans une chambre pendant 24 heures, seul si possible, après l’avoir baigné, habillé et examiné médicalement : « La séparation de la mère et de l’enfant présente des avantages éducatifs extraordinaires pour ce dernier. Plus tard, nous parlerons très largement du fait que le dressage de l’enfant doit commencer dès la naissance. » (12) Avec la médicalisation et l’industrialisation des accouchements, ces pratiques devinrent routinières et, dans une version plus récente du même ouvrage, on peut lire : « Dans les grandes maternités, [le nouveau-né] est emmené dès sa naissance pour être examiné par un spécialiste des maladies infantiles. » (13) Après un accouchement non perturbé, on sait pourtant que la mère et son bébé sont naturellement tournés l’un vers l’autre, que ces premiers moments sont déterminants pour leur devenir relationnel. Si une séparation intervient lors de cette phase sensible, la mère aura par la suite des difficultés à renouer avec son bébé et à répondre à ses besoins, car pour épargner la figure parentale représentée par le médecin ou la sage-femme, c’est à l’enfant qu’elle fera porter la rancoeur d’avoir été dépossédée de ces instants précieux. De plus, cette séparation durcit la mère et prédispose l’enfant à se soumettre aux exigences parentales et sociales. Évitant de mettre en cause les conditions de vie d’une grande partie de la population, les allégations de la science hygiéniste confirment les projections collectives selon lesquelles le bébé – comme la femme – est « sale par nature » et que le « salut » de l’enfant réside dans la détermination de sa mère à lui imposer le même zèle qu’aux travaux ménagers : « Dans la toute petite enfance, la propreté est d’importance vitale ! La santé et le bon développement de l’enfant dépendent en grande partie de la manière dont vous vous acquitterez de cette tâche. Vous savez que des microbes pathogènes sont présents partout dans notre environnement. Par exemple, les sécrétions de vos organes internes qui font suite à l’accouchement peuvent contenir du pus, des bacilles de la diphtérie ou d’autres germes… » (14) Les instructions données pour les soins au bébé engagent ainsi les jeunes mères, humiliées dans leur sensibilité naturelle, à appliquer à l’enfant les réflexes domestiques qu’elles ont acquis sur les bancs des écoles ménagères, lui imposant une distance relationnelle gravement préjudiciable, sous prétexte d’hygiène : « Lavez-vous les mains chaque fois que vous vous occupez de votre bébé ! » ou encore « Utilisez un tablier propre, différent de celui que vous portez pour faire le ménage ! » Terreur insoutenableSoumis à de tels comportements, le nourrisson souffre de graves carences affectives et relationnelles qui, plus tard, s’exprimeront notamment par un rapport compulsif à l’ordre et à la propreté. Après avoir été harcelé dès la naissance et privé de l’intimité relationnelle avec sa mère, il est sevré précocement et doit ingérer une alimentation inadaptée, qui entraîne notamment des coliques douloureuses. Lorsqu’il manifeste sa souffrance, sa mère lui prodigue au mieux des soins fonctionnels et stéréotypés. Le reste du temps, il est confronté à la solitude et doit refouler la terreur insoutenable de perdre tout contact avec elle, ce qui implique immanquablement la peur de mourir. Ne pouvant infléchir le refus de sa mère de répondre simplement à ses besoins, il intériorise et porte l’échec relationnel. En grandissant, il tentera de compenser par des attachements et des comportements compulsifs l’écoute, la tendresse et l’amour dont il fut privé à l’aube de sa vie. L’éducation de sa spontanéité, bien vite jugée inacceptable socialement, devient alors partie intégrante du projet parental qui engage l’enfant à « conquérir son autonomie et grandir » – au détriment de la résolution des problématiques familiales. Dans un récent article de la rubrique « Vos enfants » du journal Construire, le rédacteur interroge : « Catastrophe, votre enfant a perdu son objet fétiche et transitionnel ! Comment l’aider ? » (15) Cette question ironique exprime le mépris que l’adulte éprouve pour les moyens auxquels l’enfant recourt pour gérer sa souffrance. Derrière une façade de bons sentiments, celui-ci transfert sur l’objet de compensation de l’enfant le dégoût qui a été posé sur ses propres besoins relationnels : « Son doudou tout doux et tout mou est sale, il pue et tombe en lambeaux. Vous vous demandez donc – comme les autres parents d’heureux propriétaires d’objets cracra et transitionnels – si vous pouvez laver et réparer cette infecte chose, voire la jeter le cas échéant… » S’appliquant à soulager la culpabilité qu’ils éprouvent, l’auteur n’invite pas les parents à s’interroger sur les causes de leurs difficultés à répondre pleinement aux besoins affectifs et relationnels de leur enfant. Il cautionne plutôt l’utilisation qu’ils font déjà de l’humiliation et du mépris, voire de l’indifférence.
Enfants démoniaques Cette volonté inavouée d’impliquer l’enfant dans les difficultés relationnelles des adultes est révélatrice, parce qu’elle est à l’origine de la transmission générationnelle des problématiques familiales. En effet, les enfants deviennent les récepteurs involontaires de souffrances non résolues, dont les parents et éducateurs ne reconnaissent pas les causes dans leur propre histoire et qu’ils projettent sur leurs descendants, contraignant ces derniers à remettre eux-mêmes en scène ce vécu refoulé. Il n’y a pas si longtemps, les tenants d’une éducation dite chrétienne justifiaient par exemple de battre leurs enfants en affirmant qu’ils étaient l’incarnation du démon, la manifestation du Mal. En réalité, ces éducateurs ne faisaient que reproduire la violence de leurs propres parents, dans l’espoir de refouler l’immense souffrance d’avoir été eux-mêmes frappés, humiliés, plutôt que reconnus dans leur conscience spontanée. Ainsi, dans son édition du 11 novembre 2004 (fig. 3), la revue suisse romande L’Hebdo présentait-elle la figure imposante d’un bambin, affublé de cornes et d’une queue fourchue, s’interposant entre ses géniteurs, surmontée de cette allégation accusatrice : « Pourquoi les enfants tuent le couple. » À l’intérieur, un article de quatre pages détaillait la « bérézina conjugale » que provoquerait la naissance d’un premier bébé. « L’enfant est le pire ennemi du couple », avançait par exemple un thérapeute de famille cité dans le texte. D’après certaines études universitaires, il pousserait ses parents à la rupture et serait même à l’origine d’un processus de dégradation relationnelle mesurable selon quatre « indices de fragilisation » (16). Il est permis de penser que les difficultés conjugales dont L’Hebdo se fait l’écho, bien que réelles, ne sont pas imputables à l’enfant mais au manque de positionnement des jeunes parents face à leurs histoires familiales respectives et à l’absence de toute remise en cause de leurs propres éducations. À défaut d’un tel travail de conscience, le nouveau-né exprimant naturellement ses besoins finit par incarner à leurs yeux un parent exigeant et normatif – le trop fameux « tyran domestique » – qu’ils vivront en victimes. Ils pourront alors se justifier de remettre en scène avec leur bambin les circonstances par lesquelles leurs propres besoins relationnels ont été méprisés dans l’enfance. L’adulte exigera alors de l’enfant qu’il devienne « consensuel » à défaut de l’avoir été en naissant.
Violence éducativeLorsque le tout jeune enfant grandit, l’incapacité des adultes à entendre ses besoins et à les satisfaire est la cause d’un sentiment d’impuissance qui s’exprime souvent par de la colère ou de l’agressivité. Ces comportements qui manifestent encore sa vitalité sont jugés néfastes pour la paix des familles et de la société : ils sont donc réprimés. Un pédopsychiatre explique : « La tâche des parents consiste à faciliter l’intégration de l’instinct naturel de violence de l’enfant. » (17) Ce genre de discours entérine les projections monstrueuses que les adultes font sur la nature humaine, verrouillant toute remise en cause du rapport relationnel qui provoque la colère de l’enfant. Comme l’écrit encore Construire : « Terreur du square, fléau du préau, Attila [sic !], 9 ans, adore cogner, jouer les caïds. Les autres garnements le craignent […]. Cette situation inquiète les parents de ce sacripant. Parents qui se demandent pourquoi leur fiston n’arrive pas à maîtriser ses agressives pulsions… » (18) Le recours à la violence éducative est alors, sinon ouvertement encouragé, du moins fortement suggéré pour mettre un terme au conflit : « Les châtiments corporels sont à prohiber, affirme un journaliste. Mais il peut arriver qu’une gifle ou une fessée bien sentie contienne plus de chaleur et de communication que des ergotages sans fin. » (19) Dans son ensemble, la communauté helvétique est toujours convaincue du bien fondé de la violence éducative puisque les juges du Tribunal fédéral, la plus haute instance juridique, reconnaissent aux parents un droit limité à frapper leurs enfants. Dans un jugement de juillet 2003, ils statuent que les personnes détenant l’autorité parentale peuvent agir ainsi occasionnellement « à la suite d’un comportement inadapté » ou « dans un but éducatif », seules les violences plus régulières étant répréhensibles (20). L’absence d’un positionnement officiel désavouant clairement toute violence à l’égard des enfants et posant les bases d’une compréhension des mécanismes psychologiques qui la justifient révèle là où en sont les parents. En effet, d’après une étude publiée en 2004 par l’université de Fribourg, une majorité des parents interrogés expliquent qu’ils ont recours aux châtiments corporels en cas de « désobéissance, cris, mauvaises manières à table ou encore insolence », notamment contre leurs plus jeunes enfants. Cette enquête statistique, financée par l’Office fédéral des assurances sociales, se base sur les réponses écrites d’un échantillon représentatif de 1’240 parents originaires de tous les cantons suisses. Parmi les bambins de moins de trente mois, les chercheurs fribourgeois estiment qu’environ 13’000 d’entre eux reçoivent des gifles, 18’000 se font tirer les cheveux, 35’000 subissent des fessées « de temps en temps » à « très souvent » et 1’700 sont frappés à l’aide d’objets (21).
Brutalisés dès le berceauFin 2001, un fait divers dramatique focalisa l’attention des médias sur la violence que subissent certains nourrissons dans l’intimité de leur famille, suscitant paradoxalement une certaine complaisance à l’égard de la maltraitance parentale et montrant jusqu’où peut conduire l’obstination au « consensus ». La veille de Noël, un alpiniste suisse de renommée internationale, excédé par les pleurs de son bébé, avait violemment secoué l’enfant qui était mort peu après. « Cet homme que l’on décrit comme très maître de lui et de ses nerfs, qui n’a jamais reculé devant un 8000 mètres, a craqué devant un enfant de sept mois» souligna l’Hebdo dans un article consacré aux «bébés qui rendent fous. » (22) Témoignages à l’appui, plusieurs journaux s’interrogèrent sur le « désir de meurtre » que susciteraient les pleurs des nourrissons, révélant au passage la violence des projections faites sur l’enfant. Pour un psychiatre par exemple, le cri du bébé serait conçu « pour avoir un potentiel de nuisance immense » expliquant la colère du parent et justifiant de mettre un frein à la « tyrannie du nouveau-né » (23). Seule une petite voix donna un autre écho, celle d’une sage-femme indépendante qui expliqua : « Les bébés sont extraordinairement sensibles aux tensions présentes dans leur environnement. Ils ont besoin de décharger ces sentiments, parfois pendant des heures, parfois à la place de leur famille. » (24) En 2003, au terme du premier procès relatif au syndrome du bébé secoué ayant eu lieu en Suisse, le père infanticide fut condamné à une peine clémente de quatre mois de prison avec sursis (25). Au cours de l’enquête fribourgeoise déjà citée, 21,9 % des parents interrogés ont déclaré avoir frappé leurs enfants au cours des six derniers mois et seuls 26,4 % ont affirmé ne jamais le faire. Ces chiffres marquent une lente évolution depuis 1990, date à laquelle 25,7 % des parents déclaraient avoir frappé leurs enfants dans les six derniers mois et seuls 13,2 % affirmaient ne jamais le faire. Il est donc raisonnable d’avancer qu’au début des années 1990, plus de 85 % des parents suisses estimaient légitime d’avoir recours aux châtiments corporels, en particulier sur leurs plus jeunes enfants, et qu’aujourd’hui cette proportion est encore de trois parents sur quatre. À cela s’ajoute le fait que ces estimations font a priori confiance aux témoignages des adultes interrogés qui, sur un sujet touchant de près la protection de l’enfance, seront tentés de sous-estimer l’usage de la violence physique même dans le cadre d’une enquête anonyme. Ainsi, les chercheurs ont-ils noté une hausse marquée des punitions liées à une interdiction ou à une privation entre 1990 et 2004, les parents ayant tendance à s’en remettre à des méthodes moins condamnées socialement pour discipliner et humilier les enfants en dépit de leur nocivité sur le plan psychologique.
Éducation et violence psychologiqueBien qu’elle ne fasse souvent guère de bruit et ne laisse pas de traces physiques, la violence psychologique peut entraîner l’enfant dans un dangereux processus de dévalorisation, voire d’autodestruction, ou l’amener au contraire à des comportements agressifs et antisociaux. L’Association romande des groupes d’accompagnement (AGAPA), un réseau de bénévoles et de professionnels qui offrent une écoute à des personnes souffrant des conséquences de maltraitances subies dans l’enfance, explique :
Or, loin d’être signalée publiquement pour les répercussions pernicieuses qu’elle engendre dans le tissu social, cette forme de violence est largement valorisée sous couvert d’éducation et de formation professionnelle. Ainsi, une récente couverture du bimensuel Bilan, première publication économique romande qui revendique 130’000 lecteurs, présente-t-elle la photographie d’un adolescent hébété accompagné de ce commentaire humiliant : « L’école fabrique des NULS. » (fig. 4) Dans un article consacré à la baisse supposée du niveau de formation des apprentis, les rédacteurs de Bilan font la part belle aux vexations que subissent quotidiennement les jeunes de la part de leurs formateurs et supérieurs hiérarchiques : « Ils ont besoin d’un coup de pied au derrière pour se motiver » ; « Les jeunes sont paresseux et nuls, ils ne pensent qu’aux loisirs » ou encore « Les apprenties vendeuses me font penser aux vaches qui regardent passer les trains ! » (27) Aveuglés par leur détermination à reproduire sur les nouvelles générations les humiliations qu’ils ont eux-mêmes subies, les adultes ne réalisent pas que l’absence de motivation ou d’initiative, le manque de confiance en soi ou encore l’apathie découlent justement de ces violences psychologiques répétées, qui ruinent l’estime de soi et altèrent la capacité de l’enfant à devenir un adulte mûr et responsable.
Par contraste, à Genève comme en Suisse, on assiste depuis quelques années à l’émergence timide d’un certain accord moral pour considérer la notion de maltraitance infantile comme un réel problème social (28). Le personnel du Service de Santé de la Jeunesse (SSJ), l’un des services de l’Office genevois de la Jeunesse, s’entendent pour penser que la reconnaissance de cette problématique découle de l’adoption de la Convention internationale des droits de l’enfant (1989), une charte qui ne sera pourtant ratifiée par la Suisse qu’en 1997 (29). Il faudra attendre 1999 pour que la nouvelle Constitution fédérale mentionne la protection de l’intégrité de l’enfant et que ce dernier devienne sujet de droit (30). En 2003, une motion parlementaire sur « la maltraitance et les violences faites aux nourrissons, aux enfants, aux adolescents et aux jeunes, et la violence sociale qui en résulte » est déposée au Grand Conseil genevois par un groupe de l’Alliance de Gauche (31). Dès 2004, le Département de l’Instruction Publique (DIP) encourage les enseignants et autres professionnels à signaler les cas d’enfants en danger (32). L’évolution des mentalités est perceptible dans l’augmentation statistique du nombre de cas de maltraitances signalés au SSJ depuis le début des années 1990. Entre 1989-90 et 2002-03, le total des cas de maltraitance signalés a été multiplié par 30, passant de 12 à 360 cas. Pour cette dernière année, la prise en compte des « enfants à risque » a fait grimper le total des enfants « en danger » à 1’161, soit presque cent fois le nombre de cas signalés en 1989-90 (33). Ces chiffres laissent entrevoir la profondeur du déni collectif qui dissimulait, il y a quelques années à peine et même parmi les professionnels de la protection de la jeunesse, la réalité de la seule maltraitance infantile. Ils sont également révélateurs de la formidable résistance des adultes à reconnaître, aujourd’hui comme hier, toute forme d’abus dont sont victimes les plus jeunes et particulièrement les conséquences de la violence éducative ordinaire justifiant le recours quotidien aux tapes, aux brimades, aux humiliations, au harcèlement psychologique et autres formes de chantage. « Renforcement positif »Que se passe-t-il en effet ? Pour compenser un profond sentiment d’impuissance et de dépression qui découle inéluctablement du déni de son intégrité psychique et de sa nature consciente, l’enfant construit un rapport aux autres conforme aux exigences parentales. Face aux abus qu’il subit et au mépris infligé à l’expression de ses souffrances, il adopte les stratégies d’adaptation célébrées par les adultes qui l’entourent. En Suisse, les parents inculquent aux enfants les valeurs consensuelles du « service » et du « travail » dans un esprit de sacrifice. Sous la rubrique « Règles de vie » du quotidien Le Courrier, on peut lire par exemple : « Égoïsme, égocentrisme et irresponsabilité menacent les enfants qui se verraient exemptés des tâches ménagères. Et pas de traitement de faveur pour les sujets mâles. » (34) Une fois l’exigence parentale légitimée, comment y soumettre l’enfant ? « Il faut d’abord s’y prendre très tôt. Dès l’âge de deux ans, un enfant doit se sentir utile, mais d’une manière qui corresponde à son jeune âge. » L’auteure donne alors l’exemple de cette maman qui « responsabilise » sa fillette en lui confiant le portage du pain lorsqu’elle fait ses courses : « Le jeune cerveau de Catherine a parfaitement bien compris, grâce aux explications intelligentes de sa mère, qu’elle a un rôle important et utile à jouer. » En réalité, cette disposition de l’enfant est le résultat de l’obstination du parent à exploiter une détresse dont il est d’ailleurs responsable, pour imposer ses schémas éducatifs – une manipulation que les comportementalistes désignent par l’euphémisme de « renforcement positif ». Ne pouvant simplement grandir et réaliser sa conscience dans la confiance et la disponibilité de sa mère, cette fillette s’adapte en compensant le déni subi avec la valorisation artificielle que suscite l’approbation parentale. La stratégie de l’adulte consiste à lui proposer une tâche dont elle s’acquittera facilement, pour ensuite exiger qu’elle l’exécute parfaitement. Mais si cette tâche n’est pas assez difficile, elle pourrait prendre « l’habitude d’être maternée ». Ses parents devraient donc « réfléchir, voire même se concerter, et évaluer le plus exactement possible les capacités actuelles de leur enfant. Cette réflexion doit être réalisée régulièrement au fur et à mesure que l’enfant grandit, car son aide doit être modifiée ou accrue en fonction de son évolution. » (35) Contrat socialLa volonté de conditionner aussi radicalement la conscience spontanée de l’enfant permet au parent de refouler la terreur d’accueillir simplement les causes de ce que celui-ci manifeste. Par cette stratégie, l’adulte tente de maîtriser une anxiété issue de sa propre histoire et détourne peu à peu l’enfant de sa réalisation au profit de conduites stéréotypées, très consensuelles, résultant d’une adaptation douloureuse aux exigences parentales et sociales. Dans un article consacré aux difficultés scolaires des enfants, l’hebdomadaire Construire déplore que Raphaël, un écolier de 11 ans, ait « une intelligence au-dessus de la moyenne et une moyenne [scolaire] en dessous de son potentiel. » (36) D’après ses professeurs, l’enfant serait « intelligent, mais fainéant » et trouverait tous les prétextes pour « échapper aux devoirs et aux leçons ». De son côté, estimant qu’il est vraisemblablement « intolérant à la frustration », un psychologue suggère aux parents de reprendre son éducation en main : « Il faut le renforcer positivement quand il y a progrès et le sanctionner quand il ne travaille pas. Après tout, est-ce qu’on ne peut pas lier le contrat scolaire, qui est quand même le contrat No 1 de l’enfant, avec l’argent de poche ou les sorties ? » Il invite alors les parents à « s’investir » dans la scolarité de leurs enfants, réduisant l’accompagnement parental à un travail éducatif au service du projet collectif. Cet état d’esprit trouve en Suisse un terrain particulièrement favorable, car nous nous sommes laissé convaincre que, faute de ressources naturelles, la valorisation de nos « services » et de notre « matière grise » représente un facteur collectif de prospérité nationale qui justifie d’exploiter toutes les facultés de nos enfants. Ce contrat social est à l’origine de souffrances psychiques endémiques. Il entérine la négation de la conscience humaine et réduit la personne à un « capital », à une collection de comportements potentiellement productifs. Comme les adultes résistent à reconnaître qu’ils complexifient sans cesse les rejouements des frustrations relationnelles qu’ils ont subies, enfants et adolescents ne peuvent que se sentir incompris et intégrer à leur tour les conditionnements que ceux-ci leur imposent par le biais de punitions et de récompenses, sans réaliser combien ils déforment leur perception d’eux-mêmes, des autres et de la vie. Calvaire démocratiqueLes conséquences politiques d’un tel regard sur l’enfant sont d’abord perceptibles dans le domaine de la protection de la maternité et de la famille. Bien que les Suisses soient les citoyens au monde les plus consultés, il a fallu près de soixante ans pour que le principe d’une « assurance maternité », pourtant inscrit dans la Constitution helvétique depuis 1945, trouve une issue acceptable auprès des partenaires sociaux, après trois échecs successifs en votation populaire. En 2004, le peuple a finalement adopté à une courte majorité des dispositions législatives permettant le financement d’un congé maternité de 14 semaines pour les femmes salariées. Qualifié de « politiquement viable » (Le Temps, 27.9.04), ce projet minimaliste permet aux entreprises d’économiser environ 100 millions de francs par an, en reportant la moitié des cotisations sur l’ensemble des travailleurs. Le congé maternité suisse n’est donc pas, loin s’en faut, le fruit d’une reconnaissance de l’importance, pour l’enfant, d’une relation pleine et entière avec sa mère. Pour les décideurs économiques, il doit au contraire permettre « d’accroître encore la participation des femmes à la vie active » (L’Hebdo, 26.8.04) afin d’assurer la croissance économique et le financement des institutions sociales. Dans cette logique productiviste, le congé maternité devrait favoriser la reprise d’une activité professionnelle, 41 % des femmes renonçant actuellement à travailler après une première naissance et 60 % après une seconde, et donc inciter plus efficacement les mères à se séparer de leurs enfants. À Genève, les milieux patronaux ont d’ailleurs clairement fait savoir que la loi cantonale, qui comprend déjà 16 semaines d’indemnisation, devrait être alignée à la baisse sur la législation nationale (Le Courrier, 27.9.04). Cet attentisme politique hypocrite et revanchard impose un calvaire aux nourrissons qui, placés et gardés dans des conditions de stress incompatibles avec leur épanouissement, font les frais de l’inconscience parentale et sociale (fig. 5). Aujourd’hui, de nombreuses études démontrent, si besoin est, que les souffrances relationnelles précoces altèrent gravement les facultés naturelles de l’enfant à être en lien avec son environnement social. D’après la psychothérapeute Sue Gerhardt, les nourrissons ne peuvent faire face à une séparation maternelle sans voir leur équilibre émotionnel perturbé : « Les études les plus convaincantes, dit-elle, prouvent que les enfants placés en crèche à temps plein au cours des deux premières années de leur vie ont plus tard des problèmes de comportement. Ils manifestent de l’agressivité à l’égard des autres enfants, sont moins coopératifs et plus intolérants face aux contrariétés. » (37) Ce dont ces enfants ont manqué, c’est de la présence de mères disponibles, qui les allaitent sans retenue, les prennent dans leurs bras et les regardent avec amour. Au lieu de cela, ils furent confiés à des prestataires de services, pour lesquelles ils n’étaient guère que des nourrissons parmi d’autres, et durent refouler l’indicible souffrance de perdre – même temporairement – le lien affectif le plus essentiel.
|